Climat - Le primitif comme résilience
Et si le régime paléo, en plus d’une mode alimentaire, était également une piste à explorer comme voie de résilience pour notre avenir climatique ?
Un peu espiègle, ce questionnement est celui qui a guidé mes choix dans la conception d’une exposition que le Frac-Artothèque Nouvelle-Aquitaine m’a invité à formuler à partir de ses collections pour l’un de ses partenaires en région.
C’est toujours un grand plaisir d’explorer une collection, elle nous force à sortir de nos sentiers battus et nous permet de (re)découvrir des artistes. J’ai pu compter dans cette recherche sur l’appui de l’équipe du Frac-Artothèque afin de répondre à la demande, formulée par La Bergerie, d’une exposition sur le thème du climat.
Vaste sujet, dont les données scientifiques m’échappent totalement, j’ai donc fait le choix d’en revenir à ce qu’on peut interroger, à notre échelle : la capacité créatrice de l’humanité dans sa relation à l’environnement et aux autres espèces.
Et quand on parle création, quoi de mieux que de s’en référer aux artistes ?!
Avec les oeuvres de :
Adel ABDESSEMED, Bertille BAK, François BOUILLON, Frédéric Clavère, Henri COLDEBOEUF, Georg ETTL, Delphine Gigoux-martin, Christian JACCARD, Laurent LE DEUNFF, Jean-Simon RACLOT, Babeth RAMBAULT, RAMON, Daniel SCHLIER, Klaus STAECK, Raymond-Émile WAYDELICH, des collections du Frac-Artothèque.
Exposition visible du 07 au 20 mai 2024 – La Bergerie à Moutier d’Ahun
Considérant que le dérèglement climatique est provoqué par les bouleversements de l’ère anthropocène sur notre planète, cette exposition envisage une exploration de notre humanité en regard du Paléolithique, c’est-à-dire depuis une époque où, nos ancêtres nomades avaient peu d’impact sur leur environnement et que les rapports de domination entre êtres vivants étaient, sans doute, plus équitables.
Légèrement espiègle, ce thème a été très largement inspiré par le “régime paléo”, une mode qui promeut une vie saine par l’adoption du régime alimentaire des chasseurs-cueilleurs de l’âge de pierre : fruit, viande, plante… et interdit les aliments transformés. Si celui-ci peut faire du bien à nos corps, se peut-il qu’il fasse de même pour notre planète ? Faudrait-il davantage explorer les modes de vie que l’on a désigné comme “primitifs” ?
Mais, derrière cette recommandation, n’est-il pas plutôt question d’un pseudo état de nature harmonieux que l’on fantasme depuis notre ère de l’élevage intensif et des semences horticoles ? Par ailleurs, la notion du vivant s’étant élargie, il serait tentant de basculer vers une projection indéterminée voire, hybridée, de nos espèces dans laquelle les classifications auraient fait long feu.
Gageons donc que les artistes, par leurs recherches et leurs œuvres, puissent indiquer des pistes de réflexion sur nos positionnements et projections.
Il sera ici question de la relation de l’humanité aux animaux, des gestes pour appréhender le monde, de l’indétermination de nos représentations et de la pratique d’un vernaculaire contemporain. Une exploration parmi les œuvres de la collection du Frac-artothèque Nouvelle-Aquitaine qui reconsidère le terme de primitif sous le spectre d’un inébranlable esprit d’ingéniosité.
Une volonté de domination
L’exposition débute par une entrée brutale dans le monde de la représentation. En haut des escaliers de La Bergerie, une peinture de Jean-Simon Raclot (1969, Nice) capte le regard. Ses couleurs sont vives, sa composition est saturée. Le tableau se compose de deux parties clairement distinctes. D’un côté, un troupeau de brebis saisi dans l’obscurité et dont les individus semblent comprimés et, de l’autre côté, une main surgissant d’un fond céleste rose bonbon et dont l’index applique une pression sur la partie précédente.
Toujours intitulées “sans titre”, les œuvres de J.-S. Raclot échappent à l’indice d’une narration sur laquelle un intitulé pourrait nous guider. Deux mondes sont rapprochés de façon autoritaire, comme guidés par une pulsion ou une vision onirique. On parle du travail de l’artiste comme l’exploration des thèmes universels que sont la vie et la mort, mais aussi comme une négociation permanente avec l’espace de création et ses contraintes bidimensionnelles. Et pourtant, dans le cas présent, il est très tentant d’y voir une relation duelle entre l’animal et l’humanité : une domestication animale à contenir sans cesse face au doigt démiurgique et dominateur de l’espèce humaine.
Enfin, cette œuvre pourrait servir d’avertissement introductif à l’exposition : nous entrons dans un monde de création aux représentations tour à tour subjectives, critiques, fantasmées et artificielles.
Après la figure du démiurge, place au prédicateur avec Mgr l’Evêque à la chasse de Georg Ettl (1940-2014, Allemagne). Nous assistons ici à une scène surprenante, voire un peu grotesque, d’une chasse aux sangliers se déroulant dans une enceinte close sous le regard de spectateurs. Trois cavaliers, armés de haches, évoluent hiératiquement parmi les ancêtres de nos porcs domestiques qui tentent de fuir leur destinée morbide.
Faisant suite à l’effusion graphique et colorée de J-S Raclot, la rigueur formelle de G. Ettl contraste brutalement. Après une formation d’ingénieur, l’artiste s’est formé à l’art dans les années 70 à Detroit. Son travail se caractérise par un répertoire de formes ultra synthétisées. Il a modélisé un répertoire de figures et de silhouettes qui reviennent de façon récurrente dans ses œuvres : visage, cheval, maison… L’artiste emploie volontiers des matériaux triviaux à l’instar du bois contreplaqué découpé au laser ici présenté.
Bien que facilement identifiable, cette scène de chasse et ses personnages, ne livre aucun indice quant à sa signification et son contexte. L’évocation religieuse du titre, matériellement traduite au travers d’une technique frustre et contemporaine, pourrait aisément nous conduire vers l’hypothèse d’un nouveau récit mythologique d’une humanité domptant des espèces sauvages.
Depuis le sanglier capturé, place ensuite à sa descendance domestiquée dans la scène de vie de ferme capturée par Ramon (1931, Uzerche – 2021, Limoges) à Orgnac en 1975. Autodidacte, l’artiste a exploré la place et le rôle de la violence dans la société via la peinture et la photographie. Ici la violence est banalisée dans un rituel quotidien, celui de l’abattage du porc. La scène est traitée de manière documentaire, presque pédagogique : une photographie principale expose l’animal fraîchement tué dans la cour quand, juste en dessous, le récit du processus complet – depuis la sortie de la porcherie jusqu’à la mise à mort – est décomposé de manière chronologique au travers des planches contacts.
Encore un artiste qui s’empare de sujets sociétaux avec la sérigraphie de Klaus Staeck (1938, Allemagne). Cette affiche reprend Le Lièvre de Dürer dont l’aquarelle originelle du 16ème siècle est considérée comme un chef d’œuvre d’observation d’après nature. Cependant, considérant que cette espèce n’a pas été domestiquée, l’aspect naturel est ici tout relatif car l’animal avait forcément été retenu par la contrainte dans l’atelier de l’artiste. Klaus Staeck, lui, pousse l’ironie de la situation un peu plus loin. Le lièvre est représenté, contenu dans une boîte, et commenté d’une phrase signifiant “à l’occasion de la journée mondiale de la protection des animaux”. Ou comment l’intérêt manifeste de l’espèce humaine pour le monde animal peut s’avérer plus délétère que vertueux…
L’efficacité visuelle et le style percutant de l’affiche caractérisent le travail de K. Staeck qui a pensé la diffusion de ses œuvres dans son processus de création. En effet, il a créé sa propre maison d’édition afin de produire en quantité ses affiches et cartes postales. Il assure ainsi une large distribution des sujets qui l’intéressent, en l’occurrence, ceux qui fâchent : écologie, économie, corruption… Dans ses créations, il détourne à son compte l’association mot et illustration propre au style publicitaire afin de s’assurer d’une compréhension efficace des sujets traités et concilie, par là-même, art et politique.
L’animal possède une dimension encore plus symbolique dans le travail d’Adel Abdessemed (1971, Algérie) dont on présente ici une photographie. On y voit un pied, celui de l’artiste, qui applique une légère pression sur le corps d’un serpent. Tout comme chez Klaus Staeck, on retrouve une efficacité de la composition, l’image dégage un fort impact, ainsi qu’un propos volontairement politique.
Le serpent représente ici une puissance élémentaire de la destruction, dont l’artiste tente d’inverser la charge négative. Évoquant le mauvais esprit de la genèse, le reptile illustre une perspective ancienne des conflits ainsi qu’une charge sacrée qui habiteraient les enjeux politiques. Se définissant comme un artiste de l’acte, A. Abdessemed agit comme dans un rituel en appliquant des gestes tour à tour pacificateurs ou dominateurs. Le titre de l’œuvre, Tolerance Zero, la situe clairement dans un contexte de coercition en faisant référence à la doctrine contemporaine qui vise à punir sévèrement toute infraction, en ne considérant aucune circonstance atténuante.
Une maîtrise toute illusoire
Autodidacte, Henri Coldeboeuf (1948, Saint-Junien) a pratiqué la photographie dès 1974 alors qu’il était employé à la mairie de Saint-Junien. D’abord amateur, puis en tant que photoreporter, il a chassé les images dans le monde rural de son enfance au gré des fêtes ou de situations plus banales.
Deux photos sont ici extraites d’un ensemble photographique d’une trentaine d’images. Ont été volontairement retenues des situations, quelque peu cocasses, dans lesquelles l’équilibre Homme – animal semble vraiment fragile : deux individus s’y trouvent ployés, comme dominés sous les regards d’un taureau et d’un chien.
Au contraire, nous constatons une absence de regard dans l’œuvre de Delphine Gigoux-Martin (1972, Puy-de-Dôme). Celle-ci se constitue d’un renard naturalisé aux yeux clos. Le profil du corps de l’animal se confond avec celui d’une colline. En complément, l’adjonction d’arbres miniatures participe à créer une illusion de paysage. Ici, le renard incarne le paysage et, en même temps, évoquant là un biotope, il en fait partie.
Cette œuvre se caractérise par ses multiples ambiguïtés. Tout d’abord, l’artiste ne représente pas un renard, elle nous met en présence d’un animal réel, cependant celui-ci est taxidermisé, modelé par l’Homme. Le visiteur est placé à hauteur de l’animal, expérimentant l’altérité tout en contemplant la mort. Celle-ci n’est pourtant pas une fin en soi car elle devient le support d’un paysage naissant. L’artiste désigne ainsi notre propre dualité dans la relation à la nature, partagés entre communion et domestication.
La création comme voie de résilience
Dans le travail de Babeth Rambault (1971, Loudun), c’est le paysage urbain qui devient la source d’inspiration d’une nouvelle création vernaculaire. Qu’il s’agisse de photographies ou de sculptures, l’artiste constate sur site des compositions spontanées ou aménage elle-même des assemblages qui découlent de l’ère de la consommation et de la vie pavillonnaire. L’artiste, à ce propos, parle volontiers d’une technique issue de “la culture des restes”. En effet, les objets abandonnés dans la rue et autres encombrants deviennent pour B. Rambault des matériaux bruts qu’elle réemploie dans ses œuvres.
Ainsi, trois coussins de canapés sont assemblés tels un dolmen, la mousse et le tissu ayant remplacé les pierres originelles. Il y a évidemment chez l’artiste une approche humoristique. Elle nomme avec malice cet assemblage sous le titre de Domaine, témoignant d’une approche de l’à-peu-près tout à fait assumée. On peut également y voir l’appétence de l’humanité pour la possession matérielle, ainsi que sa capacité à marquer son territoire.
Christian Jaccard (1939, Fontenay-sous-Bois) est une figure proche du mouvement Support-Surface, un courant artistique français apparu dans les années 1960 et dont les représentants ont remis en question la peinture, sa matérialité et sa présentation dans l’espace.
Fasciné dès son enfance par les fossiles et les feux de camp, C. Jaccard développe dans ses œuvres un intérêt tout particulier pour l’empreinte et pour la combustion. Son travail se caractérise par l’emploi de pigments et par la pratique du feu. Il se sert, en guise de mèches de combustion, de cordes nouées qui laissent la toile marquée de traces serpentines noires. Ces nœuds se retrouvent également dans sa production sous forme de volumes, plus ou moins grands.
La lithographie exposée démontre cet intérêt pour le nouage. Intitulée Outils ligatures, elle évoque une collection d’objets archaïques constituée d’assemblages de bois noués qui ressemblent fortement à des arcs.
Les œuvres de Laurent Le Deunff (1977, Talence) se caractérisent par le fait d’adopter des formes familières. Elles évoquent la nature et des modes d’occupation premiers de celle-ci : animaux, habitat, foyer, massue, totem… Cependant, la comparaison avec l’objet ou le sujet d’origine s’arrête là. De manière générale, les matériaux choisis ou la structure définie en contraignent l’usage ou en annulent la définition.
En voici un bel exemple avec la Massue exposée. Arme primitive couramment utilisée dans l’histoire de l’humanité, elle doit être sculptée dans un bois dur, ce qui n’est pas le cas du pin utilisé par l’artiste. De plus, les restes de branches qui la parsèment pourraient en faire un gourdin redoutable cependant, elles le rendent également insaisissable. Présentée sous cloche, muséifiée comme un artefact archéologique mais à l’aspect étrangement neuf, cette massue joue de son statut.
En plus des motifs évoquant une vie primitive, L. Le Deunff emploie les gestes de la sculpture “traditionnelle” (taille directe, modelage) ce qui pourrait nous orienter à tort vers le manifeste d’un retour à la nature. Là n’est pas l’intention de l’artiste. Il cultive simplement une proximité avec celle-ci, s’inspirant d’un monde naturel préservé afin de modeler le sien, quelque peu fantaisiste et parfois déroutant.
Depuis les années 1970, Raymond Émile Waydelich (1938, Strasbourg) développe un bestiaire aux scènes truculentes qui se nourrit de sa passion pour l’archéologie et les mythes. Son travail porte intérêt sur la question du temps, la mémoire, les traces laissées par notre civilisation et comment celles-ci pourraient être interprétées par les archéologues du futur. Ses productions peuvent donc aussi bien anticiper la conservation de traces futures (pneus recréés en céramique, objets scellés dans un caveau), comme recréer en dessin des scènes d’un passé lointain ou, encore, générer de grands anachronismes.
Un jeu de va-et-vient dans le temps qui perd ici le regardeur, ne sachant pas si les visions carnassières exposées sont issues de la préhistoire ou si ce sont les interprétations futures de nos actuelles existences quelque peu menacées.
Bertille Bak (1983, Arras) est une artiste qui produit des films, des dessins, des sculptures et des installations. Ses œuvres mettent en scène des communautés invisibilisées ou marginalisées qu’elle associe à ses créations. Ses productions procèdent d’un long temps partagé avec les individus qui deviennent complices de son travail. Si les sujets abordés peuvent contenir une certaine gravité (voyageurs clandestins, fin de vie, travail des enfants, expulsion), cela n’empêche pas à l’artiste de fréquemment recourir à l’humour afin de subvertir les usages et les situations.
Le Hameau expose le quotidien d’une fratrie de gardes-chasse qui vit de manière ancestrale dans la forêt alsacienne. On suit leurs tâches quotidiennes, préparant la chasse, dressant les chiens, gérant la coupe du bois. La communauté possède ses rituels, ses chants, ses codes. Il ne s’agit pas de l’exercice d’une profession, il s’agit d’un mode de vie dont les fonctions sociales nous échappent et dans lequel machines-outils et homme-loup se côtoient naturellement.
Artiste autodidacte, passionné des “arts premiers” et de l’ethnologie, François Bouillon (1944, Limoges) privilégie dans ses oeuvres le recours à des matières naturelles (de la sciure de bruyère dans les sérigraphies présentes) et produit des univers empreints de mystère et de magie.
Il utilise fréquemment l’apposition d’empreintes de mains, posées parallèlement, de part et d’autre d’un axe médian. Désignant la part individuelle de l’acte artistique, ces marques digitales deviennent également la base d’un archétype. À partir de celles-ci, l’artiste développe un répertoire de gestes et de signes qui, sans véritable signifié, qualifient un état de présence au monde qui prend valeur d’universalité.
L’œuvre de F. Bouillon est davantage incarnée que symbolique. L’intérêt pour les matières trouve sa source dans une enfance rurale et des sensations éprouvées au contact de la nature et du monde paysan. Si on peut trouver une quête dans son travail artistique, ce serait celle de retrouver un état pré-culturel dans lequel l’humanité se réconcilierait avec l’instinct de l’animalité.
Pratiquant la peinture, le dessin et la gravure, Daniel Schlier (1960, Dannemarie) produit des paysages et des portraits qui, la plupart du temps, sont difficiles à qualifier. Dans le cas présent, deux têtes se juxtaposent à deux corps qui leur semblent étrangers. Les poses sont tranquille pour l’une, plus insécure pour l’autre. Elles sont juste là, à exposer leurs matérialités et à exercer une certaine fascination.
L’intérêt de l’artiste ne réside pas tant dans la volonté de définir le monde que d’en montrer la diversité et la complexité. Il s’applique donc, à en faire monter les images et à trouver la meilleure façon de les faire apparaître. Pour ce faire, D. Schlier ne cherche pas la facilité, employant le plus souvent des formes de création qui supportent mal le repentir (technique du fixé sous verre ou aquarelle).
On rapproche la technique de peinture Frédéric Clavère (1962, Marseille) de celle du collage. Des éléments étrangers s’y trouvent associés, créant des scènes ou des personnages hybrides. L’artiste accumule les images violentes issues, notamment, des documentaires historiques ou du cinéma. Il affectionne tout particulièrement le sexe, les monstruosités, la mort, la torture, l’anatomie…
Il y a donc quelque chose de monstrueux dans ces êtres, comme pour cette femme-renarde. On ressent le malaise de leur être et la violence inhérente à leur genèse, à la manière des mythes créateurs, parsemés de récits horrifiques. Comme si la création, pour exister, devait systématiquement passer par la transgression.